PAR THIERRY SUIRE
PHOTOS : Fonds personnel Thibaut Wadowski
On avait laissé l’alpiniste dans ses souvenirs vibrants du Manaslu, 8e plus haut sommet de la planète. On le retrouve inchangé après avoir gravi le plus grand d’entre tous. Un voyage intérieur à 8 848 mètres d’altitude.
Les pieds dans la glace, la tête en apesanteur, le cœur toujours si généreux. Avant de partir pour l’Everest, l’aventurier – domicilié à Menton et travaillant à Monaco - avait glissé dans son équipement un numéro de notre magazine. Quel honneur de voir, si haut et entre de si bonnes mains, notre « Héros ».
« Aller chercher des choses au plus profond de moi. »
Interroger Thibaut Wadowski sur les raisons de ses allers-retours en haute altitude, c’est plonger dans ses questionnements intérieurs. Dans cette quête de lui-même plus forte que les risques, les sacrifices et l’éloignement de ses proches. Il était rentré du Manaslu avec 8 engelures aux pieds. Il en compte 10 nouvelles au retour du toit du monde. Pas de quoi le refroidir. « Quand je reviens sur le plancher des vaches, j'ai envie de retrouver cette adrénaline et cette atmosphère ». Sisyphe des temps modernes, Thibaut rêve, à chaque retour, de remettre le cap vers les sommets. Dans une quête insatiable de sens.
Pour sa nouvelle expédition himalayenne, le Mentonnais voulait faire la liaison Everest-Lhotse (c’est-à-dire rallier dans une même aventure le 1er et le 4e - 8516 m - plus hauts sommets de la planète). Et offrir un magnifique coup de projecteur à l’association monégasque « T’arett pas de sourire ». Pour cela, le mythique sommet devenait un passage incontournable. Enchaîner avec le col sud, « très peu fréquenté », donnait à l’expédition une saveur plus en adéquation avec les valeurs de l’alpiniste. « A chaque nouveau départ, je recherche des destinations plus vierges, plus techniques ». « C’est vraiment un très beau combiné. Pour le Manaslu, on avait marché 36 heures d’affilée... Cette fois, c’était un peu plus », lâche le bonhomme aux allures de Viking et à l’âme pacifiste. A son retour sur la Côte d’Azur, il a partagé avec nous son bonheur de retrouver ses amis de là-haut, à commencer par Tashi, son guide depuis ses débuts himalayens. Il a partagé aussi sa joie de toucher du doigt cette spiritualité qui habite chacun de ses pas ici et là-bas. Son sentiment de plénitude quand il enchaîne dans la souffrance, la lenteur et le silence les plus hauts sommets de la planète. Sa gratitude envers tous ceux, partenaires et compagnons, qui lui permettent de monter ces expéditions humanitaires. Il a partagé enfin son émotion à l’idée de pouvoir mettre en lumière l’association T’arett pas de sourire, dont l’objet est de venir en aide à la jeune monégasque Léa Macéli qui souffre du syndrome de RETT.
Après nous avoir raconté par le menu sa dernière expédition, il nous a confié son journal de bord dans lequel il relate les étapes et les émotions de ce voyage extraordinaire, comme aurait dit Jules Verne.
JOURNAL DE BORD
DE THIBAUT WADOWSKI (extraits)
ÉPISODE 1
L’approche
10 avril – Jour 2
Arrivé à Katmandou, les retrouvailles émouvantes avec Tashi marquent le début de cette journée. L'après-midi, nous effectuons les premiers essais de matériel vidéo avec Nicolas le vidéaste qui nous accompagne pour cette nouvelle aventure.
Après une courte nuit, nous nous dirigeons vers Durbar Square, un complexe de palais, de cours et de temples inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO. Nous échangeons avec un sadhu, un ascète hindou qui a renoncé aux biens matériels pour se consacrer à la spiritualité et à la méditation. De retour à l’hôtel, profitant des derniers instants de connexion Wi-Fi avant le départ, nous prenons le temps de dire au revoir à nos familles.
12 avril – Jour 4
Tout au long du trajet, nous sommes émerveillés par les paysages époustouflants du Népal. Des collines verdoyantes couvertes de terrasses de riz aux rivières sinueuses scintillant sous le soleil, chaque virage révèle une nouvelle vue à couper le souffle. Les montagnes imposantes se dressent à l'horizon, tandis que des villages pittoresques parsèment le chemin, témoins de la vie simple et authentique des habitants.
13 avril – Jour 5
Décollage de Ramechhap pour un vol à destination de l’aéroport de Lukla, considéré comme l'un des plus dangereux au monde. À notre arrivée, nous retrouvons notre équipe de porteurs qui nous accompagnera tout au long de cette expédition. Nous démarrons notre trek d'approche en direction de Phakding.
14 avril – Jour 6
En route pour Namche Bazar, nous croisons de nombreux autres trekkeurs, mais aussi des troupeaux d’ânes et de yaks traversant avec assurance les emblématiques ponts suspendus du Népal, comme le célèbre pont Hillary. Après cinq heures de marche et 1 100 mètres de dénivelé positif, nous atteignons notre but. Namche, village en forme d'amphithéâtre, est un carrefour incontournable pour les trekkeurs et alpinistes en route vers l’Everest.
15 avril – Jour 7
Dès l'aube, nous entamons une nouvelle phase d’acclimatation, avec pour objectif un point de vue de l’Everest. Entre les stupas (monument bouddhiste en forme de dôme) et les montagnes, Nico capture le témoignage de Tashi qui livre avec générosité, des récits poignants de sa vie.
16 avril – Jour 8
Ce matin, notre équipe a pris le départ pour rejoindre le village de Pangboche, à 3 985 mètres d'altitude. Ce lieu est célèbre pour son monastère, le plus ancien de la vallée. Nous poursuivons notre chemin vers Dingboche. En cours de route, nous prenons le temps, comme à notre habitude, de partager un moment chaleureux avec nos incroyables porteurs. Il est essentiel de souligner l’effort considérable des porteurs, des Sherpas, et des cuisiniers, sans qui cette aventure n’aurait pu voir le jour. Nous avons eu l’opportunité d’interviewer l’un d’eux, Ashok. Un moment exceptionnel.
20 avril – Jour 12
Ce matin, nous entamons l'ascension du Lobuche Peak, un sommet de l'Himalaya, culminant à 6 119 mètres avec un panorama à couper le souffle. Demain, nous arriverons enfin au camp de base de l'Everest, où nous poserons nos sacs pour de bon. L'idée de nous installer "chez nous" au pied de cette montagne légendaire avec nos frères de cordée nous remplit d’excitation et d'impatience. Nous sommes prêts à entamer la prochaine grande étape de cette aventure : l’ascension vers le toit du monde, l’Everest.
ÉPISODE 2
Deux deuils pendant l’acclimatation
21 avril 2024 - Jour 13
Nous visualisons au loin le camp de base de l'Everest, installé à 5 365 mètres d'altitude. C’est un vaste champ de tentes colorées niché au pied des géants de l'Himalaya. Le camp ressemble à une petite ville, pleine de vie, malgré l'environnement hostile. Chaque tente abrite des expéditions venues des quatre coins du monde. Sur place, Yeshi, notre chef de camp, nous informe que la cérémonie de la Puja est prévue pour demain (lire encadré).
Jour 14 - 22 avril
Tout le monde se réveille pour notre premier matin au camp de base de l'Everest, et le temps est sublime. En sortant de nos tentes, nous découvrons un paysage époustouflant. Le Nuptse, avec ses crêtes imposantes, s’élève juste devant nous, tandis que le Lhotse se dresse en arrière-plan. Plus loin, l'Everest, mystérieux, domine le paysage, en partie dissimulé par des nuages légers.
Jour 15 - 23 avril
Nous nous préparons pour une séance de travail sur glacier. L’objectif est simple : nous mettre en condition et établir un premier contact avec le glacier du Khumbu, tout en nous assurant que notre équipement fonctionne parfaitement. Ensuite, nous passons à un autre exercice crucial : l’entraînement à l’échelle. L'objectif est de bien appréhender ces passages délicats. Chaque pas doit être calculé avec soin.
Jour 16 - 24 avril
En route pour notre première rotation ! Nous partons à 3h du matin pour rejoindre l’entrée du Khumbu Icefall. C’est un labyrinthe imprévisible de séracs géants, de crevasses béantes et de tours de glace. Rien n'est stable. Ce matin, il fait froid, très froid. L’excitation du départ m’a fait commettre une erreur : je suis parti sans mes gants chauds. Je ne sens plus mes doigts. Je retire mes gants et vois les premiers signes d’engelures. J’ai déjà connu ça en 2019, et cela peut être grave. Ang fouille dans son sac et sort une paire de gants bien plus adaptés à la situation. Nous reprenons la route. De retour au camp de base, une terrible nouvelle vient frapper notre équipe. Le père de Tashi vient de décéder. Il se réfugie dans sa tente, accablé par le deuil. Il prépare son retour.
Jour 17 – 25 avril
Le départ de Tashi implique la fin de notre expédition. Il est pour moi bien plus qu’un compagnon d’ascension, il est comme un frère. Le voilà. Le visage cerné, il marche lentement vers moi et s’effondre dans mes bras. Plus tard, contre toute attente, il me dit : « On va faire cette expédition ! » Après avoir discuté avec sa famille, il a choisi de poursuivre. Sa seule demande est d’être présent lors de la cérémonie funéraire. Dans la tradition bouddhiste, elle a lieu 49 jours après le décès. Ce laps de temps représente une période appelée le bardo, durant laquelle l’âme du défunt est en transition avant de se réincarner. A l’heure du dîner, je propose à Tashi de grimper ces sommets pour l’association T’arett pas de sourire… mais aussi au nom de son père.
Jour 21 – 29 avril
Nous entamons notre deuxième rotation avec pour objectif d'atteindre le Camp 1. Le silence règne sur notre cordée. Tashi, en arrière, reste silencieux. L’instant est solennel : nous allons enfin traverser le Khumbu Icefall dans son intégralité, un rêve pour de nombreux himalayistes, mais aussi un véritable défi. Nous voilà au sommet de la paroi. Nous arrivons au Camp 1 vers 8h30, où nous déployons notre tente. Pendant ce temps, Ang continue son ascension pour installer notre tente au Camp 2, où il passera la nuit. C’est notre première nuit à plus de 6 000 mètres.
Jour 22 – 30 avril
Nous avons pour objectif de toucher le camp 2 avant de redescendre passer la nuit au camp 1. Le beau temps est au rendez-vous. L’air devient de plus en plus rare. Tashi va mieux. Le camp 2, à 6 400 mètres d'altitude, est une étape clé dans notre acclimatation. De retour au Camp 1, fatigués, mais satisfaits, nous sommes installés dans nos tentes, lorsque le talkie-walkie crachote dans la nuit : "CRRR Ang Nima CRRR ici base Camp CRRRR Tu dois redescendre au camp de base CRRR Terminé." Nous interrogeons le camp de base : "Que se passe-t-il ?" Quelques secondes plus tard : "CRRR La maman d'Ang Nima CRRR vient de décéder CRRR Terminé." Un choc. Est-ce un signe pour arrêter cette expédition ? Quelques heures plus tard, le zip de notre tente s’ouvre dans la nuit noire. Ang vient de redescendre du camp 2 et nous rejoint au camp 1.
Jour 23 – 1er mai
Ce matin, nous sommes décidés à reprendre notre ascension pour le camp 2. Mais, à notre réveil, la tente est secouée par des rafales de vent. Une vérification météo montre une température ressentie à -53°C et des rafales atteignant 93 km/h. Mais Tashi semble confiant. Nous nous équipons rapidement. Le froid est intense mais nous avançons déterminés. Après plusieurs heures de lutte, nous parvenons au camp 2. Cependant, nous ne trouvons pas notre tente. La tempête a eu raison de notre refuge. Nous sommes dehors, exposés aux éléments. Par un coup de chance incroyable, Tendi, un Sirdar (chef des Sherpas) avec qui j'avais gravi l'Himlung quelques années auparavant, nous aperçoit. Il vient à notre rencontre. Grâce à lui, nous pouvons enfin nous réchauffer.
Jour 25 – 3 mai
Quel bonheur d’avoir retrouvé notre camp de base ! Nous profitons de cette journée pour échanger avec ces reporters sur nos projets communs. Nous leur expliquons le synopsis de notre documentaire, "Bodhicitta : Un Everest pas comme les autres". Notre expédition les intéresse beaucoup, et nous convenons donc de réaliser des interviews pour leur documentaire.
Jour 26 – 4 mai
Ce matin, l'inquiétude est palpable. Nous sommes toujours sans nouvelles d'Ang, et cette absence prolongée commence à peser sur le moral de l’équipe. Ang est non seulement un membre clé de l’expédition, mais aussi un pilier en termes de logistique et de soutien physique. Au-dessus du Camp 3, les conditions sont, avec des vents violents empêchant les fixeurs d’installer les cordes fixes au-delà du Camp 3. Je commence à douter de la possibilité de réaliser ce combiné Everest-Lhotse que nous avons tant espéré.
Jour 27 – 5 mai
Hier soir, comme un miracle, Yeshi a enfin eu des nouvelles d'Ang. Il sera de retour au camp de base le 9 mai. Norbu, Tashi et moi avons passé la nuit à élaborer un plan d’action pour notre summit push. Cette organisation nous permet également de nous projeter à nouveau pour réussir l’ascension de l’Everest et du Lhotse, dans un délai très serré. Ce n'est plus seulement une ambition personnelle, c'est une mission que nous portons pour l'association, pour le père de Tashi, pour nos proches, et pour nos partenaires qui ont rendu tout cela possible, particulièrement Deplanche Immobilier, Incirrina et Engeco, mais aussi MES, notre partenaire de la première heure.
Jour 29 – 7 mai
Ce matin, nous commençons notre journée avec l’interview de Norbu, le frère de Tashi, grand himalayiste. Il partage son rapport à la montagne, mais aussi les mythes et croyances bouddhistes qui l’entourent. Nous en apprenons beaucoup, notamment sur le légendaire et redouté yéti, perçu non pas comme une menace, mais comme une créature spirituelle vivant en harmonie avec la nature.
Jours 30/31 – 8/9 mai
Nous voyons enfin une fenêtre météo se dessiner, mais la patience est de mise. Je me languis de grimper, de pousser encore plus loin. L’altitude m’épuise, et mes proches me manquent. La gestion de l’altitude est un défi quotidien. Pour certains, maux de tête et fatigue sont devenus des compagnons presque habituels. Chaque petit effort demande une énergie considérable.
Jour 32 – 10 mai
C’est en fin de matinée que nous retrouvons Ang. Son visage est marqué par la fatigue, mais aussi par la détermination. Il a fait le choix difficile de quitter sa famille pour poursuivre l’expédition avec nous. Dans un moment de calme, je lui propose de rendre hommage à sa maman dans notre film. Ang, souvent réservé, est visiblement touché par cette proposition.
Jour 33 – 11 mai
L’équipe des fixeurs progresse bien et devrait terminer leur travail pour le 15 mai. Ces hommes expérimentés installent les cordes fixes tout au long de la voie, notamment sur les sections les plus dangereuses, comme celles au-delà du Camp 3. C’est un travail de l’ombre, fondamental à la réussite de toute expédition himalayenne.
Jour 34 – 14 mai
Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Yeshi ! Pour l’occasion, nous avons confectionné un gâteau digne d’une boulangerie, et cela à 5 400 mètres d’altitude, sans four. Yeshi est bien plus qu’un cuisinier au camp. Il est le garant de notre sécurité depuis le camp de base. Il veille sur nous, que nous restions en forme et en sécurité. Au fil des années, Yeshi est devenu bien plus qu’un simple compagnon d’expédition : il est un ami précieux.
Jour 35 – 14 mai
Aujourd’hui, bien que la météo ne soit toujours pas en notre faveur pour l'ascension, c'est un jour spécial : c'est l'anniversaire de Yeshi ! Il est bien plus qu’un cuisinier au camp. Il est le garant de notre sécurité depuis le camp de base. Au fil des années, il est devenu bien plus qu’un simple compagnon d’expédition : il est un ami précieux, quelqu’un sur qui nous pouvons toujours compter. Père de deux enfants, il jongle entre ses responsabilités familiales et sa passion pour la montagne. Son anniversaire nous rappelle que, malgré l’altitude et les défis que nous affrontons, nous formons ici une véritable famille.
Jour 37 – 16 mai
Nous prenons le chemin du camp 1, qui nous mène une fois de plus à l’entrée du Khumbu Icefall. Notre cordée progresse lentement, presque religieusement. Tout est comme d'habitude, à un détail près : Ang, habituellement murmureur infatigable de mantras, s’est brusquement tu. Traverser le Khumbu Icefall est toujours un moment tendu. Avant un passage particulièrement risqué, nous décidons de faire une courte pause pour nous hydrater. Un craquement d'une violence inouïe interrompt notre discussion. Le son déchire l'air, suivi d’un silence glacial. Ce craquement-là nous a donné la chair de poule, comme un avertissement silencieux de la montagne. Arrivés enfin au camp 1, le soulagement se mêle à une inquiétude persistante. Nous décidons de rallier directement le camp 2, après une courte pause. Aux alentours de midi, nous arrivons au Camp 2. Je fais la connaissance de Francesco, un Italien qui s’attaque à son premier 8000.
Jour 39 – 18 mai
4h30, la nuit a été courte mais reposante. Les grondements des avalanches résonnant dans le lointain ne m'empêchent plus de dormir. Le chemin vers le Camp 3 commence par une pente relativement douce, mais rapidement, les pentes se raidissent et deviennent techniques. Après trois heures et demie d’effort intense, nous arrivons enfin au Camp 3, 7 200 mètres d’altitude. Il est 8h. La vue est à couper le souffle. Nous sommes littéralement accrochés à la montagne, entourés de pics enneigés qui s’élèvent encore plus haut. Plus tard dans la journée, nous voyons Francesco arriver. Il est visiblement touché par le mal des montagnes, son souffle est court, sa peau pâle.
Jour 40 – 19 mai
Il est 3h30 du matin, et nous quittons le camp 3 pour rejoindre le camp 4, situé à 7 900 mètres sur le col Sud. Le vent est déjà fort. Le chemin est long, ardu et particulièrement exposé. Après plusieurs heures de lutte contre le vent et la neige, Ang et moi atteignons le col Sud. Nous ne voyons pas à un mètre devant nous, nous continuons d’avancer jusqu’à apercevoir les premières tentes du camp 4. Enfin ! Un sentiment de soulagement nous envahit. Mais notre répit est de courte durée : notre tente est introuvable. La tempête a fait des ravages, et il ne reste que quatre ou cinq tentes debout. Notre seul abri a disparu. Ang me demande de m’abriter derrière une tente pendant qu’il cherche une solution. Peu de temps après, un alpiniste arrive dans la tente où je me suis réfugié et nous demande froidement de sortir : ses clients sont sur le point d’arriver. Nous nous exécutons. Tashi pense reconnaître sur l’une des tentes restantes le logo d’une agence où travaille l’un de ses amis. Un Sherpa en sort. Ce n’est pas son ami. Tashi lui explique rapidement notre situation critique, et le Sherpa nous propose de nous abriter dans une ancienne tente qu'il avait gardée "in case of". Cette offre providentielle nous sauve littéralement la vie.
ÉPISODE 3
l’ascension FINALE
Jour 41 – 20 mai
C’est le moment tant attendu. Ce soir, le 19 mai, à 23h, nous prenons la direction du sommet de l’Everest. Le vent cingle nos visages à travers nos masques à oxygène. Nous avançons en cordée, éclairés uniquement par les faisceaux de nos lampes frontales. Les bouteilles d'oxygène sont réglées au minimum pour soutenir nos corps dans cette "zone de la mort". Nous nous arrêtons pour attendre Tashi. Il manque d’oxygène. La valve sur le côté a l’air fissurée. Il nous dit qu’il va redescendre et nous attendre au Camp 4. Plus tard, alors que nous étions à seulement 500 mètres du sommet, Ang procède à un check de nos bouteilles. Son verdict tombe : nous n'avons plus assez d'oxygène pour grimper et redescendre en sécurité. Nous sommes si proches, mais devons redescendre. Après une centaine de mètres, nous croisons Kami, un alpiniste que nous connaissons bien. Il peut nous dépanner. Derrière mon masque, les larmes coulent. Le sommet ne nous échappera pas. Au Balcony, à environ 8 400 mètres, nous changeons nos bouteilles d’oxygène. Quelques pas plus loin, nous tombons sur une scène glaçante : un cadavre, gisant sur la droite du chemin. Ang vérifie à nouveau ma bouteille. Il me dit que je n’ai plus assez d’oxygène. Je ne comprends pas. Je me sens bien, je veux continuer, même sans oxygène. Mais Ang me dit : « L’Everest est là, mais l’oxygène n’y est plus. C’est la vie que tu risques de perdre. » Ces mots résonnent en moi, implacables. Il faut redescendre. Au camp, Tashi nous attend :
« Reposez-vous deux heures, et on repart pour le Lhotse. » Je lui explique calmement : « On n'a pas touché le sommet. » Il me demande pourquoi puis se penche pour vérifier ma bouteille.
Avec un air incrédule, il dit : « Tu as encore 180 bars, soit 15 heures d’autonomie. » Tashi échange un regard avec Ang, lourd de sens. Je coupe court. Nos bouteilles supplémentaires sont stockées sur la paroi du Lhotse. Je suis face à un choix : partir pour le Lhotse ou tenter à nouveau l’Everest. Je décide de retenter l’Everest, cela signifierait tant pour l'association. Nous devons récupérer les bouteilles d’oxygène stockées et repartir dans trois heures. C’est notre dernière chance de réaliser ce rêve.
Jour 42 – 21 mai
Sumit Push : enfin, on l’espère ! Nous partons à 21h pour le sommet de l’Everest. Les conditions sont parfaites. Nous voilà à l’endroit même où, la veille, nous avions dû renoncer. Nous entamons l’ascension vers la crête sommitale, une partie que nous ne connaissons pas encore. Le jour se lève, illuminant d’une lumière dorée les cimes environnantes : le Lhotse, le Makalu, le Cho Oyu et le Kanchenjunga. Nous avançons en silence. Nous sommes presque seuls, avec cette sensation rare d’être suspendus entre ciel et terre. À 6h36, nous atteignons enfin le sommet. Nous célébrons tous les trois, le regard tourné vers l’horizon infini. De l’autre côté de la face, nous apercevons des alpinistes tibétains qui arrivent. Nous nous prenons dans les bras. Après quelques photos et vidéos, il est temps de redescendre.
ÉPISODE 4
LE RETOUR
De retour au camp 4, nous plions bagages rapidement. Il nous faut encore rejoindre le camp 2 en conservant le peu d’oxygène qu’il nous reste. Nous l’atteignons vers 2h du matin. Nous sommes enfin en sécurité. Nous avons réussi l’Everest, et mes premières pensées sont celles de la fierté et du soulagement.
Le lendemain, nous descendons au Camp de base. Nous apprenons que Francesco, rencontré au Camp 3, a dû être évacué en urgence, gravement touché par le mal des montagnes. Nous sommes accueillis comme des héros. Yeshi nous a préparé un magnifique gâteau sur lequel est inscrit "Félicitations pour l’Everest". Quelques jours plus tard, nous prenons la route pour rejoindre l’aéroport de Lukla. Le 3 juin, nous atterrissons à Katmandou et retrouvons le confort de la ville et le calme d’un hôtel. Je sens déjà la nostalgie m’envahir. Déjà prêt à revenir, dans ma deuxième famille...
Protéger l’écosystème de l’Himalaya
Le 12 mai, Thibaut et son équipe visitent la Sagarmatha Pollution Control Committee. Une structure engagée dans la protection de l’écosystème fragile de l’Himalaya, particulièrement autour des zones de trekking et d'alpinisme intensif. « Chaque année, des tonnes de déchets sont laissées par les alpinistes, les trekkers mettant en péril ce sanctuaire naturel », explique le Mentonnais. Le SPCC se charge de gérer les déchets produits le long des sentiers de trekking et dans les camps de base, mais son travail ne s’arrête pas là. L'organisation est aussi responsable de la mise en place des échelles et des cordes fixes dans des zones dangereuses comme la cascade de glace du Khumbu, assurant ainsi la sécurité des alpinistes qui empruntent ces chemins nos fameux Icefall doctor. Leur travail s’intègre au projet d'État la Mountain Clean-Up Campaign. « Ce programme de nettoyage, bien que difficile à mettre en œuvre dans des conditions extrêmes, est vital pour préserver la beauté naturelle et l'intégrité environnementale de la région de l’Everest » ajoute Thibaut. « Notre film sera une ode à l’engagement et à la coopération de tous ceux qui, malgré les défis imposés par cette nature extrême, se battent pour maintenir cet équilibre fragile entre l’homme et la montagne », conclut l’alpiniste azuréen.
Nourriture spirituelle :
la cérémonie de la Puja
Thibaut décrypte
ce moment de spiritualité vécu au camp de base
le 14e jour de l’expédition :
« La Puja est une cérémonie bouddhiste traditionnelle destinée à demander la bénédiction des dieux et à assurer la protection des alpinistes. Lors des expéditions en haute montagne, la présence d’un Lama, moine bouddhiste, pour conduire la cérémonie est perçue comme une bénédiction. Le jour de la Puja, nous installons tout devant l’autel : chaises, tapis, offrandes, ainsi que nos crampons, casques et baudriers. Ces objets recevront la "lungta", la bénédiction bouddhiste. De plus, nous avons attaché le drapeau de l’association "T’arett pas de sourire". Les premiers mantras sont récités. Le Lama s’accompagne du son des Tingsha, petites cymbales qu’il utilise pour marquer le début et la fin des prières. À ses côtés, Yeshi l’assiste en jouant du Damaru, un petit tambour produisant un battement rapide et sec. Alors que les premiers mantras résonnent dans l’air, nous mettons en place les drapeaux de prière bouddhistes. Tendus depuis l'autel jusqu'au-dessus de nos tentes, ces guirlandes de couleurs vibrantes flottent doucement dans le vent. Chaque drapeau — bleu, blanc, rouge, vert et jaune — représente l’un des cinq éléments : le ciel, l’air, le feu, l’eau et la terre. Ensemble, ils symbolisent l'harmonie de l'univers (...). Enfin, les membres de l'équipe reçoivent une bénédiction finale sous forme de mantras murmurés, et une poignée de farine est appliquée sur nos fronts, symbole de purification spirituelle et de protection pour l’ascension à venir. Cette Puja nous lie à la montagne de manière spirituelle et intime. C’est fait, nous sommes prêts et protégés ! Cette cérémonie a été l’une des plus belles de toutes mes expéditions. Il y avait quelque chose de vraiment profond qui a touché notre spiritualité. Plus qu’un rituel, c’était une véritable communion avec l’énergie spirituelle des lieux, nous préparant à ce qui nous attend avec une sérénité nouvelle. »
Nourriture népalaise :
le dalbhat, le Tsampa et les momo
> Le dalbhat : « Le jour 4, dans le district de Sindhuli, nous dégustons notre premier dalbhat, un plat traditionnel népalais composé de lentilles (dal) et de riz (bhat), souvent accompagné de légumes, de curry et de chutney. C'est un repas simple mais nourrissant. Un plat qui a engendré une devise : Dal Bhat = Twenty four hour power ! »
> Le Tsampa : « Jour 10 à Dingboche. Je décide de goûter au Tsampa, la fameuse spécialité locale. Ce plat, à base de farine d'orge grillée, est souvent mélangé à du thé au beurre de yak ou de l'eau. Très nourrissant, il est l’aliment de base des peuples de l’Himalaya. Toutefois, je plaisante avec l’équipe en leur disant que ce mélange est plutôt destiné à construire des murs qu’à être mangé pour le petit-déjeuner ! »
> Les momo : « De retour du glacier du Khumbu (Jour 15), nous avons la chance de goûter les fameux momo préparés par Yeshi. Les momo sont des raviolis farcis, un plat incontournable de la cuisine népalaise et tibétaine. Ils sont généralement garnis de viande de yak, de buffle, de poulet ou de légumes, puis cuits à la vapeur ou parfois frits. Ces petits délices sont servis avec une sauce épicée à base de tomates et d'herbes locales. Les momo ne sont pas seulement une simple nourriture : ils font partie intégrante de la culture culinaire népalaise et sont souvent partagés lors d'occasions festives. »