PAR THIERRY SUIRE ̶ PHOTOS : MAYA BRACHER
La photographe globe-trotter, 91 ans aujourd’hui, a feuilleté, pour Héros, les pages de ses années africaines.
S’arrêtant sur la tradition de la lutte sénégalaise, célébrée dans de nombreux villages du pays de la Téranga (« hospitalité » en Wolof).
Dans sa maison-musée au cœur d’un village provençal, Maya plonge dans ses planches-contacts comme on feuillette un album souvenir. Souvenir d’une vie à barouder aux quatre coins de la planète. Sac photo rivé sur les épaules. Avec la farouche volonté de témoigner, par l’image, des mondes si différents qui s’offraient à son regard.
Elle posera ses valises de 1954 à 1974 au Sénégal. « Avec mon mari, on avait envie de voir le monde, on était curieux. Et on voulait exercer notre profession. » 20 années charnières pour ce pays, de la colonie française à l’indépendance. L’histoire en marche, les débuts de Senghor à la présidence... Les flash-backs défilent dans son regard azur comme sur un film Super 8. Ses clichés du poète, devenu homme politique de premier plan, auront les honneurs du musée du Quai Branly lors de la récente exposition « Senghor et les arts ».
« Avec mon mari, on avait envie de voir le monde, on était curieux. Et on voulait exercer notre profession. »
Ces 20 années africaines guideront également Maya et son mari dans les pas du célèbre explorateur Théodore Monod qui les recrute pour décorer, de leurs clichés, le futur musée de la Mer sur l’île de Gorée. Puis, mèneront la photographe le long des rives du fleuve Sénégal à la rencontre des populations locales. Elle en tirera un livre en noir et blanc délicat et lumineux. Pêche, navigation, jeux d’enfants, vêtements, objets... rien n’échappe à son regard tant esthétique qu’ethnographique.
Deux décennies à arpenter ce pays pour lequel elle garde un profond attachement. Dans le Sud, en Casamance, Maya fige sur ses négatifs la tradition de la lutte sénégalaise. Pose son objectif sur ces femmes et leurs coiffes traditionnelles, sur les tam-tams, les flûtes. Et bien sûr, les lutteurs qui s’affrontent dans la poussière du sol aride. 50 ans plus tard, son récit donne vie à ces posters argentiques. « Je revois un tas de monde, des spectateurs qui parient, d’autres qui donnent de l’argent aux griots (poètes-musiciens perpétuant la tradition orale en Afrique). On entend les tam-tams, il y a de la danse... » Pendant ce temps, les lutteurs vont puiser auprès des marabouts une force surnaturelle, déterminante à leurs yeux : « ils sont enduis d’une substance magique censée les faire gagner... » Puis vient le temps de la lutte, elle-même. Mais « c’est très rapide », rembobine Maya. Juste assez pour quelques pressions sur le bouton déclencheur de son appareil Reflex.
Les combats s’enchaînent sur les clichés. Les terres de lutte également. On voyage de la région de Ziguinchor à Diouloulou (à 80 km au nord-ouest du chef-lieu de Casamance) en passant par Youtou, dernière destination photo, située en Basse-Casamance, à la frontière avec la Guinée-Bissau. Partout, la même ambiance festive, l’animation et les cris d’encouragement que l’on devine derrière les clichés. Partout ces corps athlétiques qui s’affrontent pour l’honneur de leur village, de leur famille. Des silhouettes qui se poussent, se tirent, s’emmêlent et se projettent au sol dans des mouvements perpétués de génération en génération. Cette lutte artisanale a revêtu pendant des siècles une valeur centrale dans l’histoire du pays. Une lutte qui continue à être le cœur battant du sport du pays. Pour des compétitions désormais XXL avec des lutteurs devenus de grandes stars et qui remplissent des stades entiers pour assister à ces combats de haute volée.
Interview
Massamba Guéye
Enseignant-chercheur, Fondateur-Directeur de la Maison de l'Oralité et du Patrimoine
KËR LEYTI-Sénégal
« C’est un élément essentiel du patrimoine culturel sénégalais ».
Le chercheur livre son éclairage sur les origines de la lutte sénégalaise, sa pratique à travers les temps et son évolution.
Connaissons-nous l'origine de ce sport ?
La lutte traditionnelle est une pratique culturelle avant d'être un sport. Une pratique à laquelle s'adonnent tous les jeunes hommes pendant la saison des récoltes dans les villages du Sénégal. Elle est accompagnée de paroles scandées, de danse et de vêtures particulières qui en font le sens global. Elle a toujours constitué un élément essentiel du patrimoine culturel sénégalais voire ouest africain dans le cadre de la socialisation de l'individu. Il est difficile de dater sa naissance. Cette forme de lutte sans frappe est aussi vieille que les contes mais elle a évolué pour donner forme à une autre variante de lutte dite « lutte avec frappe » qui s'est professionnalisée et a donné à ce sport l'éclat qu’on lui connaît aujourd'hui dans le monde. Cette lutte sénégalaise avec frappe est née à Dakar grâce à Maurice Jacquin, producteur et acteur de cinéma français, qui a organisé les premiers combats comme spectacle payants à partir de 1927. Les lutteurs sénégalais ont conservé l'héritage culturel en y ajoutant seulement la frappe à poings nus.
Quel était, à l’origine, l'enjeu de ces combats ?
La tenue des combats, au début des récoltes, s'explique par le fait que toutes les festivités sont suspendues pendant l'hivernage et les tam-tams rangés avec interdiction d'en jouer. Quand débutent les récoltes, les jeunes se nourrissent de nouveau mil, de lait caillé, de niébé et organisent des tournois de lutte pour séduire les filles, honorer leurs familles ou même leurs villages lors des tournois inter-villages. L'enjeu était donc d'acquérir la notoriété sociale et de participer à l'harmonie de la vie du groupe par la transmission de ce savoir-faire de combattant.
Quel est le sens de tous les rituels qui entourent ces combats ?
La dimension rituelle est la partie la plus importante car elle marque le rapport aux pratiques sociales et aux connaissances transmises lors de l'initiation. Les bàkks, les danses et les bains mystiques constituent des éléments importants. Les bàkks - ou paroles poétiques - permettent au lutteur de dire sa généalogie et de dresser son palmarès pour rendre hommage à ses ancêtres et faire peur à des adversaires. Les danses sont spécifiques à chaque ethnie voire famille. Ces moments dansés permettent au lutteur d'adresser des messages à son groupe tout en servant d'échauffement avant le combat. C'est aussi durant cette phase préparatoire que le camp du lutteur le plonge dans des bains mystiques pour conjurer le sort que pourraient lui lancer ses adversaires, pour le protéger contre le mauvais regard et la mauvaise langue. Le lutteur achève sa préparation par l'attachement final de son "ngimb", son short traditionnel, dont le tissu lui est donné par sa mère, sa sœur ou sa tante paternelle selon les communautés.
Pouvez-vous nous décrire un cérémonial traditionnel ?
Lorsque le lutteur pénètre dans l'enceinte, il commence par se départir un à un de ses habits (boubous, pagnes, chemises, etc) pour ne garder que le ngimb. Chez les lutteurs wolofs, Peuls et Sérères le combattant tient un bout de tissu tissé en corde qu'il pointe vers les quatre points cardinaux dès son entrée dans l'arène pour fermer les horizons à son adversaire. Les chants du public et des femmes sont de deux natures : ceux qui sont spécifiquement composés à la gloire du lutteur et ceux qui, de façon générique, évoquent la bravoure, la dignité, la noblesse de la lutte etc... Il y a, aussi, les paroles d'autoglorification du lutteur qu'on appelle bàkks.
Ces chants sont accompagnés de tam-tams qui jouent des compositions spécifiques à chaque lutteur ou famille. Les percussionnistes passent aussi des messages stratégiques au lutteur partenaire durant les combats pour le guider dans ses déplacements. Un bon lutteur est avant tout un excellent danseur !
Cette dimension traditionnelle a-t-elle perdu de sa force de nos jours ?
La dimension culturelle perd de plus en plus de place en raison de la domination de la pratique de la lutte avec frappe qui transforme les lutteurs plus en boxeur qu'en athlètes transmetteurs de savoirs traditionnels. L'américanisation des combats de lutte professionnelle avec frappe, la présence des sponsors et les coûts élevés des cachets (parfois 100 000 000 CFA), poussent davantage les lutteurs à aller dans les salles de musculation en Occident qu'à tenter d'être de bons poètes. Cependant, l'aspect mystique gagne paradoxalement beaucoup de terrain, de même que les parties dansées qui, même si elles ont perdu leur valeur sociale originelle, sont devenues des moments de shows modernisés.
Quelle place occupe cette pratique aujourd'hui dans la vie du pays ?
La lutte sénégalaise avec frappe a de plus en plus de succès et garde une grande place dans le pays. Les lutteurs sont des stars intouchables et les écoles de lutte foisonnent partout. Toute l'année, des combats de lutte sont organisés partout et diffusés en direct dans les télévisions qui s'arrachent les droits. En parallèle, la lutte traditionnelle connaît un net recul avec l’exode rural accéléré : les jeunes sont davantage en ville comme vendeurs à la sauvette que paysans.
L'émergence de nouvelles formes médiatisées de combats (comme le MMA) peut-elle mettre en péril cette pratique traditionnelle ?
Comme les lutteurs se disent businessmen, on pourrait le craindre mais l’ancrage de la lutte dans l'histoire du pays reste dominant. C’est donc un risque mineur. Ces formes de lutte restent très peu à la portée des Sénégalais. L'ancrage de la lutte sénégalaise lui permettra de résister dans la durée.