Par Thierry SUIRE
Photos : Fonds personnel J.-B Alaize et Sébastien Botella
Rescapé à 3 ans du génocide au Burundi, amputé d’une jambe, accueilli dans une famille française... Jean-Baptiste a soigné ses démons par le sport. Courir pour échapper à son destin, sauter pour enjamber les drames qui ont marqué sa prime enfance. Cinq fois champion du monde des -23 ans, finaliste aux JO de Londres et Rio, l’athlète, installé depuis de nombreuses années sur la Côte d’Azur, rêvait, à 33 ans, de participer aux Jeux paralympiques de Paris avec son pays natal...
Ecorché. Jean-Baptiste Alaize est de ces athlètes à fleur de peau. Dont chaque soubresaut de carrière réveille son histoire tragique. Ce sentiment permanent qu’il doit se battre contre ceux qui veulent l’abattre. Chaque foulée, chaque battement de son cœur se dresse contre ce destin qu’on a voulu lui vouer. Il résiste. Court vers son prochain défi comme si sa vie en dépendait. Se livre à 1 000%. S’effondre. Se relève.
« Un phoenix » comme l’a décrit Netflix dans un documentaire qui lui est consacré. Une vie hors norme sans demi-mesure. Sans faux semblant.
La victoire ou la débâcle. Le yin ou le yang. Vivre ou mourir. Le paradis ou l’enfer. L’enfer puis le paradis.
Sa mère tuée sous ses yeux
L’enfer, le petit Mouguicha (son prénom burundais de naissance qui signifie « enfant de la chance ») l’a croisé alors qu’il n’avait que 3 ans. L’innocence lacérée à coups de machettes. Le génocide marqué au fer rouge sur sa peau, sur son âme, comme un tatouage mortifère. Son corps atrophié. Son cœur asséché.
Malgré son jeune âge, Jean-Baptiste garde un souvenir quasi clinique de
ces heures d’horreur. De cette course pour la vie. « On a massacré ma famille, on a essayé de me tuer. Je ne sais pas comment expliquer que mon cerveau se rappelle si précisément ces événements alors que je n’avais que 3 ans. C’est un tel traumatisme que je ne pourrai jamais oublier. Ma plus grande tristesse a été de voir ma mère se faire décapiter sous mes yeux. J’ai grandi avec cette image. Et je sais que ma mère, même si elle est partie, veillera toujours sur moi. J’ai reçu quatre coups de machettes, tous du côté droit », souffle Jean-Baptiste en montrant ses cicatrices sur son bras, son cou et son nez... avant de lever la jambe de son pantalon sur sa prothèse. « Je nous revois, ma mère et moi, courir pour échapper à nos bourreaux. Des militaires tutsis envoyés par mon père m’ont finalement récupéré, me pensant mort. Ils ont vu que je respirais. Je me suis réveillé quelques jours après à l’hôpital. Vivant, une jambe en moins... Mais c’est comme si j’avais droit à une seconde vie. C’est, sans doute, pour ça que je la vis à 2 000 à l’heure. » Mouguicha est placé dans un orphelinat où il reçoit la visite régulière de son père.
« Un jour, il est venu m’expliquer que je devais partir en France pour qu’on me mette une prothèse à ma jambe. C’était dur à entendre, j’aurais préféré partir définitivement avec ma mère... » Un homme, Robert Alaize, est là pour le récupérer.
Un frère adoptif rwandais !
Mouguicha débarque dans le petit village de Bonlieu-sur-Roubion dans la Drôme. Pour ce qu’il croit être une parenthèse. « Je pensais rentrer au Burundi dès que j’aurai eu ma prothèse. Pas un seul instant, je me suis dit que j’allais être adopté. Je ne parle pas le français, je ne comprends pas. » Alors, ses parents adoptifs, Danièle et Robert Alaize, l’amènent dans une famille rwandaise, « à deux heures de route », pour lui expliquer la situation dans sa langue natale. « Ça a été un choc. J’ai vécu cela comme une trahison de mon père. Aujourd’hui, avec le recul, je sais que c’est le plus grand geste qu’un homme puisse faire à son enfant. Il a voulu m’offrir une vie meilleure ». Un sacrifice empli d’humanité.
Mouguicha apprend à accepter son nouvel environnement, bien aidé par l’amour sans limite de son cocon familial drômois. Il se découvre un frère adoptif originaire du Rwanda. « La vie est incroyable. Il est hutu, moi tutsi. On vient de deux ethnies différentes, de deux pays voisins mais on a la même histoire. On a grandi comme des frères, on s’est embrouillé comme des frères ». Dans le village de 300 âmes, ils sont « les deux seuls blacks » et apprennent à encaisser les insultes racistes, la méfiance... « Ma mère adoptive me disait sans cesse : Le silence est le plus grand des mépris. Elle voulait me protéger ».
Au collège, Jean-Baptiste (le prénom que lui ont choisi ses parents adoptifs) utilise tous les stratagèmes possibles pour cacher sa prothèse à ses camarades. « Je ne me changeais jamais devant les autres... Noir et handicapé, ça faisait trop », glisse-t-il dans un grand sourire. Et puis, un jour, l’établissement scolaire participe aux Jeux Olympiques des collèges. « Ma classe est engagée sur le 4 x 100 mètres, je suis le dernier relayeur. Je double tout le monde. Quand le prof vient me féliciter dans le vestiaire, il découvre mon handicap. Il me présente à toute la classe en demandant le respect. Le regard, la mentalité de tous changent. Je suis vu comme un autre personnage ».
L’enseignant l’incite à s’inscrire dans un club d’athlétisme, l’UMS Montélimar, en lui disant : « Tu peux être champion du monde ! » Une autre histoire commence. Celle d’un athlète hors normes. Revenu de
l’enfer.
DES PREMIERS TOURS DE PISTE AUX JEUX PARALYMPIQUES
Les débuts
« Je me rappelle ma première séance d’entraînement dans le club d’athlétisme de Montélimar. L’entraîneur me demande de courir pour voir ce que je vaux. Et là, chaque tour que je faisais, je me sentais bien. A 3 ans, avec ma mère, on avait couru 50 ou 60 mètres pour fuir... En courant, j’avais la sensation qu’on ne pourrait pas nous rattraper. J’étais à nouveau avec ma mère et je courais, je courais... Le coach était impressionné, il m’a dit que j’avais un talent. Et, en rentrant à la maison, j’ai dormi comme jamais je n’avais dormi. Sans les flashs backs. J’ai compris que ma thérapie, ce serait ce sport. »
Premiers titres mondiaux
« Au bout de 6 mois d’athlétisme, je me retrouve aux championnats du monde juniors. Je suis rentré chez moi avec 3 médailles d’argent. Je n’avais que 14 ans. Mes parents étaient contents et moi, épanoui. »
L’année suivante, après avoir mis le paquet sur l’entrainement, il devient cette fois champion du monde des -23 ans en saut en longueur et médaille d’argent sur 100 et 200 mètres. Pendant 3 ans, il part s’entraîner à l’INSEP aux côtés des champions français de l’époque.
2012, les Jeux de Londres. « A Londres, je n’ai pas fait de médaille mais je n’ai pas de regrets. J’ai accédé à la finale, j’ai terminé 6e , à 19 ans. Là-bas, j’ai surtout croisé des athlètes burundais, rwandais, tous les conflits du monde... Tout allait bien, on s’encourageait. J’ai beaucoup appris sur l’humanité. Le sport nous unit. »
La vie américaine
Après les Jeux de Londres, Jean-Baptiste part s’entraîner en Caroline du Sud dans le sillage du sprinter français et ami d’INSEP, Ladji Doucouré. « C’était un rêve de partir aux Etats-Unis, j’ai tenté l’expérience. Ça restera ma plus belle aventure. Là-bas, le sport, c’est une culture, c’est une volonté, un business. Et les gens comme moi, qui font du handisport, ils sont vus comme des héros ! Trois mois après mon arrivée, je bats le record de France de longueur de 50 cm. »
Coup de foudre pour la Côte d’Azur
Mais le rêve américain s’arrête net. On est en 2014 : « J’ai eu un accident de moto. Ma jambe valide était broyée. C’est le cauchemar. Je me dis que ma carrière est terminée. Ladji Doucouré me conseille d’aller me faire soigner au centre de rééducation le CERS à Saint-Raphaël. » Huit mois de travail sur lui-même. Et un coup de foudre pour la Côte d’Azur. « En sortant, je me suis dit, c’est là que je veux vivre. » Jean-Baptiste remet le bleu de chauffe et redevient champion de France. Il s’entraîne au CREPS de Boulouris et vise les Jeux paralympiques de 2016. Il réintègre le top 5 mondial et réalise les minima à Romans, chez lui dans la Drôme, au bout du bout des qualifs, devant sa famille et ses amis. « Au dernier saut, je vole : 6,82 m, nouveau record de France ». La machine JB est de retour. Il écrit son destin, déjoue tous les pronostics. Survivant à jamais. « Aux Jeux de Rio, en 2016, j’ai raté la médaille pour 5 cm. Je termine 5e de la compétition. C’était tellement frustrant... En rentrant, mon coach de l’époque m’a démonté. Je me suis retrouvé seul au monde. Je ne voulais plus entendre parler de sport de haut niveau.
Tourner la page. »
C’est un autre coach, à Fréjus, qui le ramène à la compétition, qui lui redonne l’envie. Il retourne aux Mondiaux avec un sentiment de revanche. « On est à Londres en 2017. Avant le premier saut de la finale, je lève les yeux au ciel et j’entends ma mère me parler. Elle me dit : Mouguicha, tu es un lion, montre-leur que tu es le meilleur ». Le lion bondit à 6,85 m. Médaillé de bronze senior. Sa première dans cette catégorie. Aux championnats d’Europe 2018, il réédite : « Je m’élance et fait un truc de fou : 7,20 m, 3e performance de tous les temps. Historique. » L’année d’après, aux Mondiaux à Dubaï, Jean-Baptiste se blesse. Il décide de retourner s’entraîner aux Etats-Unis. Y reste trois
ans. Continue à performer. Mais la Fédération ne le retient pas pour les Jeux de Tokyo en 2021 alors qu’il est 3e au ranking mondial. « Je tombe de la chaise. Les trois mois suivants ont été difficiles ». En 2022, il rentre en France et se lance un dernier défi. Avec le Burundi, son pays natal.
« LES JEUX DE PARIS, C’ETAIT UNE BELLE PAGE DE MON HISTOIRE A ECRIRE »
Comment passer à côté des Jeux de Paris quand on est athlète de haut niveau, quand on vit en France depuis l’âge de 7 ans ? Impossible pour Jean-Baptiste. Alors, quand la France ne l’a pas qualifié, sans qu’il ne comprenne pourquoi, il a voulu rebondir. Montrer, prouver. Encore. « J’ai cherché une solution. Et ce fut l’évidence : représenter mon pays d’origine, essayer de lui offrir une médaille lors de ces Jeux qui se déroulent dans mon pays d’adoption. Comme une passerelle entre mes deux terres. L’idée était très riche à tout point de vue ».
Mais l’histoire s’est avérée plus complexe qu’il n’y paraît. Un chemin de croix. Jean-Baptiste n’a reçu le sésame de la Fédération internationale d’athlétisme que mi-juin. Dans la foulée, il réalise à Charléty ce qu’il pense alors être les minima dans l’une des dernières épreuves qualificatives. Avec un saut à 5,98 m, il pense avoir décroché le droit de vivre ses Jeux. « La Fédération burundaise m’avait annoncé les minima à 5,70 m. Ils étaient en fait à 6,66 m... » Jean-Baptiste apprend au cœur de l’été, alors qu’il poursuivait sa préparation, qu’il n’est pas qualifié pour Paris. « C’est une douleur tellement puissante, un monde qui s’écroule » lâche le sportif encore abattu par ce nouveau coup du sort. « Concourir pour mon pays d’origine, dans le pays qui m’a accueilli... c’était un magnifique symbole, une belle page de mon histoire à écrire. Ils m’en ont privé », souffle Jean-Baptiste, tripotant le bracelet du Burundi qui cercle son poignet.
« MES PARENTS ADOPTIFS, MES HEROS ! »
ALAIZE. Six lettres tatouées sur le torse de Jean-Baptiste. Comme la marque indélébile de son amour et de sa reconnaissance pour ses parents adoptifs. Une affection sans borne dont il parle avec émotion.
« Mes parents adoptifs m’ont tout donné. J’étais un inconnu pour eux, un enfant de nulle part. Ils m’ont montré que je pouvais être aimé. Ce sont eux mes plus grands héros. » Il faut dire que Robert Alaize a pris des risques insensés pour récupérer le petit Mouguicha. « Le Burundi est encore en guerre, mon père adoptif a deux prothèses à la suite d’un accident alors qu’il était militaire. Il a eu 113 opérations. C’est mon héros ! Beaucoup d’hommes n’auraient pas eu le cran de faire ce qu’il a fait pour moi. Il m’a inspiré quand j’étais enfant, ses prothèses m’ont montré que j’avais une chance de réussir ».
LES RETROUVAILLES AVEC SA FAMILLE BURUNDAISE
En 2013, l’association Peace and Sport, basée à Monaco, nomme Jean-Baptiste ambassadeur pour les Jeux de l’amitié des Grands lacs, rassemblant les 4 pays qui ont connu la guerre civile. « Le message, c’était de dire qu’on pouvait se concurrencer sans se faire la guerre ». Il profite de ce retour au pays pour retrouver ses trois sœurs. « C’était mémorable, 30 ans après. On a pu tout se dire, s’expliquer. Elles voulaient me garder, s’occuper de moi mais mon père leur a menti pour me permettre une vie meilleure. Elles m’ont pensé mort. Quand je suis revenu en 2013, elles n’y croyaient pas. Elles m’ont reconnu grâce aux cicatrices et ma jambe en moins. » Jean-Baptiste comprend qu’il n’a jamais été oublié. « Mon père est mort quatre ans et demi après mon arrivée en France d’un arrêt cardiaque. Il est parti avec son secret. Ça l’a rongé. »
« Et puis, je suis à nouveau retourné au Burundi en 2023 pour récupérer mon passeport. C’était aussi un grand moment d’émotion. J’étais plus connu là-bas qu’ici. Mouguicha était de retour en étant 5 fois champion du monde et deux fois finaliste aux JO. »
UN LIVRE ET UN DOCUMENTAIRE NETFLIX SUR SA VIE
En 2021, Jean-Baptiste a sorti aux éditions Michel Lafon un livre qui relate sa vie avec la contribution d’Adeline Fleury intitulé « De l’enfer à la lumière ».
L’année d’avant avait été diffusé un documentaire produit par Netflix « Rising Phoenix » qui met merveilleusement en images l’histoire de cet homme qui plie sous les coups de la vie mais ne rompt jamais.